« Sabine Sicaud : Une enfant de génie dont nous ne fîmes point un phénomène »,
par René Lacôte
in Les Lettres françaises, 04-12-1958, p. 7
Je ne pensais jamais revoir les poèmes de Sabine Sicaud, l’enfant-poète qui aurait aujourd’hui mon âge, à 10 jours près, mais qui mourut à quinze ans, en 1928. On réclamait ces poèmes, nous assure M. François Millepierres dans l’avant-propos qu’il donne au recueil publié ces temps-ci chez Stock (1). Qui les réclamait ? Assurément pas les gens du dernier bateau. Des gens comme moi peut-être, plus ou moins poètes et mordus de poésie, qui nous souvenons de Sabine Sicaud comme d’une sœur jumelle que nous avons perdue, et qui sommes déjà comme elle voyait le château de Biron :
« Sur les chemins nus, plus personne.
Couleur de sanguine pâlie
Un horizon de bois frissonne…
Le soir meurt, plein de moucherons.
Vieux château des Gontaut-Biron
Avec quelle mélancolie
Vous regardez venir l’automne… »
Quel âge avait-elle quand elle écrivait ces vers qui n’ont cessé d’obséder ma mémoire ? Treize ou quatorze ans peut-être. Je crois me souvenir (mais je n’en suis plus très sûr) de les avoir découverts dans une petite revue publiée à Bordeaux par des lycéens qui n’étaient que fort peu nos aînés, dans Abeilles et Pensées de Jean Cayrol, Jacques Dalléas et Paul Majoureau. Celui-là aussi, Majoureau, qu’est-il devenu ? Jean Cayrol, en tout cas, est bien là pour tout le monde. Et Dalléas, je ne sais pas s’il écrit encore des vers, mais cherchez sa peinture dans les expositions : elle en vaut la peine.
Devant tous ces jeunes, que deux ou trois cents autres jeunes lisaient en Aquitaine, personne, que je me souvienne, n’a jamais crié au prodige. Ils étaient les mieux doués d’une génération, voilà tout. Et Sabine Sicaud, fauchée à quinze ans, sa mort a été un drame consternant pour chacun de nous, qui l’avions d’ailleurs pour la plupart jamais rencontrée. Nous nous révoltions, comme nous l’avions fait plus tard devant la mort de Cadou, et cette sorte de chaîne sentimentale qui se noue devant la mort d’un jeune poète tend toujours plus ou moins à grandir son œuvre en la situant plus ou moins en dehors du temps. La preuve, c’est que je me sens brusquement bien vieux (et ça ne m’arrive jamais, je vous le jure) en retrouvant des vers de Sabine Sicaud. J’ai bien besoin de penser à Guillaume Apollinaire, un grand classique, lui, comme Agrippa d’Aubigné, Ronsard et Victor Hugo : s’il n’y avait pas eu la guerre de 1914, j’aurais pourtant aujourd’hui à mettre en pages ses articles pour Les Lettres Françaises…
Je me fais ces réflexions-là en feuilletant un autre livre de Sabine Sicaud, que M. Millepierres rappelle dans son avant-propos mais que bien peu de gens aujourd’hui doivent connaître. Ces « Poèmes d’enfant », très bien préfacés par la comtesse de Noailles, avaient paru à Poitiers en 1926. Sabine Sicaud avait treize ans. Ils avaient eu du succès (je ne m’en souviens pas, car j’ai eu plus tard mon exemplaire, mais je l’ai vérifié). Mais ces vers ne sont alors pas sortis de ce petit public des lecteurs de poésie auxquels ils étaient destinés. Ils ont fait tranquillement leur chemin. Ils sont dans les anthologies. Et tout était fort bien ainsi puisque aujourd’hui le besoin d’une réédition s’est paraît-il, fait sentir.
Je relis avec émotion Sabine Sicaud. Ou plutôt je découvre ce que j’ignorais d’elle, car il n’y a que quelques-uns des Poèmes d’enfant dans l’édition Stock qui nous donne surtout les vers des deux dernières années. Cela ne me change pas beaucoup à vrai dire : ses dons, en particulier son sens merveilleux du rythme et du chant, elle les avait dès l’enfance. Dans les derniers poèmes, elle est tentée par tout un monde de connaissances nouvelles qu’elle a le juste souci d’introduire dans sa poésie. C’est le chant qui en souffre, ce qu’elle avait de plus assuré, et qu’elle aurait retrouvé.
On voit par là comment je lis Sabine Sicaud : comme je lirais n’importe quel poète qui ne serait pas un enfant. Il n’y a là rien de prodigieux. Mais il y a chez cette petite fille une précocité simplement remarquable avec beaucoup d’intelligence et de sensibilité. Ne mettons rien au conditionnel. Ce qu’elle serait devenue, je n’en sais rien. Mais elle est simplement un vrai poète, dont le livre nous restera, et où je vois aujourd’hui, trente ans après, une remarquable leçon. Car enfin, les poètes n’ont pas attendu Minou Drouet pour écrire n’importe quoi et jouer ainsi sur la surprise des rencontres insolites. On délirait déjà pas mal, si l’on se souvient, autour de 1925, et c’est Minou Drouet, qui est venue après coup, et bien conseillée, imiter avec un certain naturel affecté ceux qui se donnaient tant de mal à faire l’enfant. Sabine Sicaud, quand elle avait le même âge, sagement, naïvement et raisonnablement, imaginait, composait et écrivait des poèmes qui n’ont rien de naïf ni de conventionnel, et que bien des poètes de l’âge que nous avons aujourd’hui aimeraient pouvoir écrire.
Que cette enfant ait eu des dons exceptionnels, c’est bien évident. On s’en convaincra en la lisant, et j’espère qu’on la lira beaucoup et longtemps : elle le mérite. Mais on ne trouverait, en cherchant bien, de tout aussi douées, en divers domaines. Je préfère néanmoins qu’on ne cherche pas, il se trouverait quelque Barnum pour s’en emparer. Sabine Sicaud était sans doute un poète de génie. En tout cas je le pense. Mais je la vois occupée, à travers ses derniers vers, à assimiler beaucoup de savoir et à cultiver ses dons. C’est de quoi le génie a besoin pour nous donner, à vingt-cinq ou trente ans, des poètes qui sont vraiment des prodiges. Un autre, après moi, me contredira peut-être si l’on se souvient encore en 1980 des poèmes de Minou Drouet. Pour moi, la fraîcheur du délire enfantin a bien vieilli. Lisez plutôt Sabine Sicaud.
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(1) Les Poèmes de Sabine Sicaud, Éd. Stock.