« Avant Minou Drouet, Sabine Sicaud », par Raymond Yxemerry
In Point de vue - Images du monde
N° 420, 30 juin 1956 (p. 25)
C'était il y a trois ans. Je revenais d'un tour du monde. Un ami me proposa de me recommander auprès d'une institution à la recherche d'un pion suppléant. J'acceptai, fut admis, entrai en fonctions sans délai.
Ma classe se composait de jeunes gens et de jeunes filles âgés de treize à quinze ans. Certains manifestaient des dispositions pour la déclamation. En tant que chargé du français, je laissai libre cours à leur penchant. Brûlant de se faire entendre et apprécier, le groupe « littéraire » me poussa à organiser une séance où les mieux doués se prodigueraient. Je leur cédai. Ce qui m'obligea à rechercher des textes qu'ils voulaient non seulement originaux, brillants, mais si possible quasi inédits. Chacun choisit selon son inclination. L'une de mes élèves, une fillette dévorée du désir de monter sur les planches, vint me trouver huit jours avant la manifestation ; elle n'appréciait que modérément ce que je lui avais dévolu. Par contre, elle me proposait une oeuvre lui plaisant au point qu'elle l'avait déjà apprise par coeur. Elle tint à me la faire entendre sur-le-champ. Dans une classe vide, assis à une table d'enfant, je lui accordai cette ultime audition... Je souris en l'entendant énoncer le titre : Jours de fièvre.
— De qui est-ce ? demandai-je.
— C'est sans importance, Monsieur... Vous le saurez tout à l'heure...
« Elle danse au plafond, se complaît dans la glace,
Frappe aux carreaux avec la pluie. Ah ! ces cascades...
C'est le Niagara, vert bleu, vert Nil, vert jade,
C'est l'eau miraculeuse en un fleuve de grâce ;
Toute l'eau des névés, des lacs, des mers nordiques,
Toute l'eau du Rocher de Moïse, l'eau pure
D'une oasis perdue au centre de l'Afrique ;
Toute l'eau qui mugit, toute l'eau qui murmure,
Toute l'eau, toute l'eau du ciel et de la terre,
Toute l'eau concentrée au creux glacé d'un verre !
Je ne demande rien qu'un verre d'eau glacée...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ah ! prenez pour cette eau ce qui me reste à vivre,
Mais laissez-la couler en moi, larmes de givre,
Don de l'hiver à ce brasier qui me consume. »
Il y en avait comme cela une soixantaine de vers.
Je demandai à la récitante d'où venait ce texte. Elle me tendit l'opuscule jauni où il était imprimé et qu'en battant de la main, je débarrassai d'un reste de poussière. Ces feuillets sortaient d'un placard où ils devaient dormir depuis des années. Je relus les vers, les trouvai d'une émouvante simplicité.
Et je laissai s'écouler le temps, préoccupé incessamment de cet appel fiévreux lancé par une poétesse-enfant dont j'avais retenu le nom : Sabine Sicaud.
Durant trois années, j'allais questionner, lire, manipuler des anthologies, espérer retrouver une trace, une parcelle d'oeuvre. Rien, absolument rien ne répondit à mes investigations. Ceux que je questionnais me répondaient en souriant :
— Vous ne confondez pas avec Minou Drouet ? 1
Puis le miracle se produisit. Un confrère fortuitement rencontré me dit négligemment :
— Figure-toi que j'ai entendu prononcer le nom de ta princesse lointaine, cette semaine... J'étais au « Club du Faubourg ». Un spectateur se lève et demande au conférencier, un homme politique, s'il était bien compatriote de Sabine Sicaud...
Le nom fatal était prononcé. Je n'eus de cesse d'avoir retrouvé le conférencier, un homme précieux, s'il en était. Je l'atteignis. Il s'agissait de Raphaël Leygues, conseiller de l'Union française, marin, petit-fils de Georges Leygues, le mémorable ministre de la Marine, mort en 1933, en même temps que maire de Villeneuve-sur-Lot, poète... et ami d'enfance de Sabine Sicaud !
— D'où je la connais ? s'exclama ce monsieur, au téléphone. Mais du fait que je suis son compatriote. Si Sabine vivait, nous aurions le même âge. Elle est née en 1913. Nous nous fréquentions quelque peu. Elle venait souvent visiter ma famille dans une propriété des environs de Villeneuve. Elle a même fait un poème sur cette demeure : Les Fontanelles. C'est le titre de la composition en même temps que le nom de la terre.
Huit jours après cet entretien, je tombai à Villeneuve-sur-Lot. Quatre heures après mon arrivée dans cette ville, et guidé par M. Raphaël Leygues, je pénétrais sous l'épaisse frondaison constituée par l'alignement de platanes donnant accès à « La Solitude », la maison natale, et mortuaire, de Sabine Sicaud, où je devais rencontrer Mme Sicaud, la mère.
La demeure sombre et triste, où naquit, composa, souffrit, et mourut à l'âge de 15 ans, Sabine Sicaud, est une demeure inquiétante : une longue voûte de platanes au feuillage épais ; au bout, l'accueil d'un vieux chien rhumatisant aux abois sans conviction ; puis, derrière un massif offusquant l'extrémité de la perspective, se dresse « La Solitude », manoir à un étage, flanqué de deux tours carrées. Un manoir que j'eusse juré désert, inhabité, oublié, abandonné aux spectres, si mon guide ne m'avait engagé à le suivre dans un froid et sombre couloir au dallage sonore. Sur la façade, des auvents vermoulus, mi-rabattus sur des vitres mi-closes. Des vitres que l'on ne fait plus jouer. Et qui tamisent le jour triste en des pièces que l'on n'habite plus. « La Solitude ». Tout ce que contient le poignant de ce terme est contenu dans cette maison enveloppée de végétation, comme si, se rapprochant de la pierre, les branchages l'absorbaient chaque jour davantage. Insidieuse progression de la nature sur l'oeuvre de l'homme.
Nous fûmes bientôt dans une vaste pièce à peine atteinte d'une clarté de cellule. Une lampe électrique s'alluma. Et je découvris, dans un angle, une vieille dame, alitée, entourée de couvertures et de fichus, d'ustensiles pour les repas, et apparemment écrasée sous un édredon de revues, de journaux, d'opuscules, de coupures de presse, de chemises cartonnées, de correspondance manuscrite et de livres... Au mur et sur des meubles : des pochades, des aquarelles, des fusains, des portraits. Pêle-mêle...
En même temps que mes yeux s'habituaient à cette lumière de prison, j'apprenais que madame Sicaud, amputée d'une jambe, et âgée de soixante-dix-huit ans, écoulait là, parmi les souvenirs de trois morts — son époux, son fils et sa fille — le reste de sa propre existence.
Quelle fut la vie de Sabine Sicaud durant les quinze années qu'elle écoula à « La Solitude » ? Elle était gaie, enjouée, nous dit sa mère. Souvent seule, à déambuler dans la nature. Mais rien de nostalgique, de malsain, de romantique même, dans son comportement. Elle affectionnait particulièrement le cinéma. Elle fit des vers sur certains films, et dessina nombre de portraits d'artistes connus. Elle n'a jamais été à l'école. Ce qu'elle apprit, elle le tint d'un remarquable instituteur venant ici l'instruire. Sa mémoire était prodigieuse, comme celle de son frère qui, un peu plus âgé que Sabine, fut journaliste, mais mourut à vingt-huit ans. Lui et Sabine s'adoraient. Ils projetaient de faire carrière ensemble, plus tard. Le destin ne l'a pas voulu.
Sabine commença à jeter des idées sur le papier vers sept ans. Son oeuvre se compose d'une centaine de pièces en vers. On s'émerveillait autour d'elle. Mais elle tenait cela pour négligeable, affirmant que l'on faisait attention à ce qu'elle écrivait parce qu'elle était enfant. Si j'avais trente ans, concluait-elle, personne ne s'en préoccuperait !
La comtesse de Noailles, qui connut la petite Sabine, affirmait qu'elle deviendrait une réputée... prosatrice. Raphaël Leygues tient de la même Anna de Noailles que Sabine, si elle avait vécu, fût de toute manière devenue un être exceptionnel, d'une personnalité affirmée.
Sabine, à douze ans, se vit décerner le prix du « Jasmin d'Argent », une société culturelle patronnée par MM. Marcel Prévost et de Pesquidoux. À ce propos, nous dit M. Leygues, il existe un fait que l'on peut rapprocher de la polémique née autour de Minou Drouet :
— Marcel Prévost subodora une imposture, quand on lui affirma que l'auteur du poème retenu pour le prix du « Jasmin d'Argent » était une fillette de douze ans. Il invita l'enfant à passer quelques heures dans sa propriété des environs. Tous deux déambulaient, en fin d'après-midi, autour de la maison, en devisant. Apercevant un chat, assis sur le bord d'une fenêtre et à contre-soleil couchant, le romancier dit à l'enfant : Regarde ce chat... c'est Fafou, le chat de la maison... Dédie-lui un poème... Et Sabine composa sur le champ le poème « Fafou »... Marcel Prévost n'eut plus de doute. Et lui aussi prédit à l'enfant un avenir exceptionnel...
Avenir inaccompli, puisque Sabine devait être ôtée du monde trois ans plus tard. Elle est morte des suites d'une blessure qu'elle s'était faite au pied en se baignant dans le Lot, et non d'une méningite.
Ce furent de ces souffrances et d'une angoisse qu'elle n'avait jamais connues de son vivant que naquirent les vers de « Jours de fièvre ». Les trois derniers vers sont un cri de souffrance physique :
« Cette eau... Cette eau qui m'échappe toujours,
Qui, nuit et jour, obsède ma pensée...
Ne m'accorderez-vous deux gouttes d'eau glacée ? »
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Cet article est accompagné des deux photos et d'un encadré d'un extrait du poème Les Fontanelles. (cliquer sur les images pour les agrandir)