In Le Feu follet
(1902 ; pages 181-182)
Le soir tombe. Il a plu. Dans le jardin mouillé,
De tous leurs rameaux fins et nus, les saules pleurent...
Le ciel, à travers leur branchage dépouillé,
Semble d'opale, avec des tons roses qui meurent...
Et si pâles sont ces lueurs du ciel, qu'au nord
Le rose a pris le doux reflet des améthystes,
Et que l'or du couchant s'est frangé, sur le bord,
De cils d'ombre, faisant penser à des yeux tristes...
Ce sont les tristes yeux de l'hiver, les yeux froids
Qu'à peine illuminent encore des flammes brèves,
Les yeux lavés de pleurs, qu'assombrit, par endroits,
La nuit proche — pleine de brumes et de rêves.
Et les rayons pâlis, les rêves ébauchés,
Les brouillards bleus viennent baigner d'autres prunelles,
Des prunelles de femme où sommeillent, cachés,
Les secrets de douleurs vaguement solennelles...
La femme qui regarde est droite. Son front blanc
Touche la vitre ; ses cheveux sont blancs ; sa robe
Est blanche. Son sourire a le charme troublant
Des âmes dont le fond compliqué se dérobe.
Ainsi mince, debout, derrière les carreaux,
Dans sa pose un peu roide, on dirait une vierge,
Comme on en voit dans les missels et les vitraux,
Tenant un lis d'argent, dans leurs doigts, comme un cierge.
La fleur que celle-ci tient d'un geste lassé,
S'effeuille en la tiédeur exquise de la chambre,
Rose trop tard cueillie, au coeur déjà glacé
Par les morsures meurtrières de Novembre...
Les pétales sur le tapis glissent, perdus
Dans l'enchevêtrement des fleurs orientales,
Et les rideaux de vieille moire, aux tons fondus,
Ont l'air semés, du même vol, de blancs pétales...
De pétales semblent tissés les abat-jour
Qui font une clarté mystérieuse aux lampes,
D'un pétale est le signet blanc, marquant le jour
Aux feuillets du livre pieux rempli d'estampes...
Et toutes ces blancheurs, ces fleurs, ce livre ouvert,
Le clavecin chargé de musique, les soies
D'un ouvrage traînant, le samovar couvert
Près du feu clair, évocateur d'intimes joies,
Font un cadre très doux à celle qui sourit
D'un long sourire d'agonie, au soir livide...
Quel désenchantement profond l'endolorit
Dans l'écheveau de souvenirs qu'elle dévide ?
Quelle voix du dehors parle à son coeur ? — Ici,
Le présent n'a que des caresses, et, muette,
Son regard bleu voguant du ciel au parc transi,
Elle est toute au passé défunt, qu'elle regrette...
Fin de jour, fin de vie... Est-ce donc seulement
Quand le dernier chapitre arrive — et que s'effeuillent
Les espoirs imprécis gardés jalousement
Depuis l'heure lointaine où les rêves se cueillent
Comme des fleurs, par les sentiers ensoleillés —
Qu'un doute, surgissant dans notre âme inquiète,
Nous fait trouver, semblable aux hivers endeuillés,
Le sort que paraient seuls nos songes de poète !...
Oh ! qui dira jamais l'angoisse des vieux coeurs,
Des coeurs vides et las, qu'ont meurtris les attentes,
Les élans refoulés et les rires moqueurs,
Et qui déçus, rongés de blessures latentes,
Seuls, — le foyer désert, les amis dispersés,
Les parents morts, l'amour absent, la route obscure,
S'en vont... noirs pèlerins qu'avril avait bercés,
Et que les frimas font saigner sous leur piqûre.
Est-ce le Paradis qu'elle n'a point connu
Que cherche à l'horizon la vierge solitaire,
L'ombre du fiancé qui n'est jamais venu,
Les mots passionnés que sa bouche a dû taire,
Les enfants blonds et doux longtemps rêvés — ou bien
L'immense Paradis des croyants et des justes,
Le Paradis où l'on repose, où plus n'est rien
Des faiblesses du monde et des peines injustes ?
Qui peut savoir ? — Du parc, les arbres, dolemment,
Viennent heurter la vitre avec leur branches gourdes...
Et sur la rose, d'où sont tombés lentement
Les pétales épars dans les étoffes lourdes,
Sur le calice nu, que parfument encor
Des aromes subtils et grisants comme un leurre,
Dans la paix ironique et chaste du décor,
La vieille fille en blanc, silencieuse, pleure...